De l’art de dilater le temps (partie 1)
« Ce qui compte, c’est le timing », a-t-il dit en sortant de la salle de concert. « Il ne faut surtout pas que le public s’ennuie ».
Hier soir, je suis allée écouter l’Ensemble Ictus en concert à la Hellerau de Dresden. Je ne m’attendais à rien, je ne connaissais les artistes que de nom et j’en suis tout de même sortie éblouie. Je ne vais pas vous dire que c’était l’œuvre du siècle, qu’elle sera citée en exemple pour les générations à venir, mais je n’ai pas vu le temps passer. J’ai souri, frissonné, versé une ou deux toutes petites larmes en pensant à ma maison, gardé les yeux grands ouverts et l’esprit prêt à être cueilli.
Quand, à la fin d’une telle expérience, on vient me parler de timing, qu’il faudrait exploiter plus de matériel en moins de temps car sinon l’ennui prend sa place, je me rends compte encore une fois à quel point l’expérience artistique est subjective, comme un énième rappel que rien ne sert de vouloir plaire à tout le monde, et ce, dans tous les domaines.
Dans ma tête, tout est allé très vite. J’ai eu envie de lui prouver qu’il avait tort, les contre-exemples défilaient sous mes yeux, ceux d’artistes qui suspendent les minutes, qui se contentent de si peu pour arrêter la course folle du temps vers le soleil couchant. Ainsi, je sors de la petite extase de l’expérience collective d’un intime concert et déblatère mes arguments, honnête défense de la saine lenteur.
Je comprends cette envie de fougue et d’intensité, elle m’habite évidemment. Je vais maintenir cependant qu’une seule note peut séduire tous nos contours, arranger les nœuds de notre esprit, calmer cette peur du vide qui agit en arrière-plan de notre conscience. Górecki. Pärt. Ces notes n’ont pas été choisies au hasard et si nous osons nous y abandonner, elles nous révèleront à nous-mêmes et nous feront quitter cette urgence. Tavener. Adams. Allegri. Et tant d’autres. Ce n’est pas de la magie ni de l’ésotérisme, oh non, rien à craindre de ce côté-là (si tant est qu’il y ait quelque chose à craindre). Mais attendons-nous à survoler ces états qui nous maintiennent fermement au sol. Ne plus s’observer au temps qui passe, la musique a en effet ce pouvoir-là. Il y a ceux qui donnent du leur pour la faire, et puis il y a ceux qui n'ont qu’à être. Nul besoin de tout connaître. Pour être, il suffit… d’être. La tâche n’est déjà pas simple. Ajoutes-y quelque chose, et tu le perds.
Impossible de ne pas repenser à l’expérience vécue lors de la première de St François d’Assise donnée au Grand Théâtre de Genève plus tôt cette année. Opéra monumental, que dis-je… dantesque, composé par Olivier Messiaen et créé en 1983 à Paris. Trois actes, huit tableaux, quatre heures de musique. St François, quelques autres frères, un lépreux, un ange (seul rôle féminin). Il y eut un nombre important de moments franchement laborieux pour l’auditeur (car longs, répétitifs et sans grande stimulation), bien écrits, certes, mais difficiles à suivre. Néanmoins, leur sens est révélé à l’entrée de l’ange (et bien d’autres moments) où l’extase et la délivrance ne sont pas uniquement audibles, mais littéralement physiques. Messiaen est capable de nous plonger dans une torpeur, puis de nous en délivrer, à la manière de ses chants d’amour dans la symphonie Turangalîla.
De cette représentation, je suis sortie transformée. J’ai eu ce jour-là un déclic. J’ai compris que la temporalité avait un enjeu tout autre que l’ennui et la récréation. Si nous autres, auditeurs, sommes bien d’accord de nous laisser à la musique, alors la temporalité n’a que peu d’importance. Il faut savoir nous saisir, chacun où nous sommes et nous emmener toujours un peu plus loin, et c’est peut-être bien là que réside la difficulté.
Non, ce qui compte, ce n’est pas le timing. Ce qui compte, c’est la sincérité du jeu, de la composition, l’honnêteté d’un texte qui mérite d’être lu, et accepter que parfois l’art n’est pas qu’un voyage de plaisance, mais qu’il rejoint bien plus de nos facettes que l’on pense, cherchant en nous une part de sincérité encore plus grande, bien au-delà de notre appréciation subjective. Il est erroné de croire que simplicité n’est pas signe de virtuosité et que complexité rime avec qualité. La question n’est pas de répondre à des canons esthétiques, mais de faire ce qui est nécessaire.* Il est là, le mouvement créateur.
Mais tout cela fait bien la richesse d’un métier, celui de raconter des histoires, révéler des souvenirs, réveiller la mémoire collective, se découvrir et tendre des lignes vers des périodes presque oubliées… et je crois bien que c’est pour cela que je chante.
Merci de m’avoir lue. Je ne sais pas encore exactement la forme que cette page prendra, mais j’ai très envie de partager des œuvres, des passions, des réflexions… Alors je vous propose de lire autre chose que les nouvelles un peu grises de notre actualité. Car tant qu’il y a de l’art, il y a de l’amour, et tant qu’il y a de l’amour, il y a de l’espoir.
A très bientôt, sur la scène ou sur les chemins !
Laurine
*Nous reviendrons probablement sur ce sujet un peu plus tard.